Michel Zink, La complainte de Sainte Église (La vie du monde)
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, texte établi, traduit, annoté et présenté avec variantes par Michel Zink,
  M. Zink, 1990 : Paris, Garnier, vol. 2, pp. 450-458.
   
  C’EST LA COMPLAINTE DE SAINTE EGLIZE
   
  I
1 Sainte Eglize se plaint, ce n’est mie merveille :
2 Chacuns de guerroier contre li s’apareille.
3 Sui fil sunt endormi, n’est nuns qui por li veille.
4 Ele est en grant peril se Diex ne la conceille.
  II
5 Puis que Jostice cloche et Droiz pant et encline
6 Et Loiauteiz chancele et Veriteiz decline
7 Et Chariteiz refroide et Foiz faut et define,
8 Je di qu’il n’at ou monde fondement ne racine.
  III
9 Sainte Eglize la noble, qui est fille de roi,
10 Espouze Jhesucrit, escole de la loi,
11 Cil qui l’on aservie ont fait mout grant desroi.
12 Ce a fait couvoitize et defaute de foi.
  IV
13 Couvoitize, qui vaut pis c’uns serpans volans,
14 A tout honi lou monde, dont je sui mout dolanz.
15 Ce Charles fust en France ou ce i fust Rollanz,
16 Ne peüssent contre aux ne Yaumons n’Agolans[1].
  V
17 Roume, qui deüst estre de notre foi la fonde,
18 Symonie, Avarice / et tout maux y abonde. f. 45 v°2
19 Cil sunt plus conchié qui doivent estre monde
20 Et par mauvais essample honissent tout le monde.
  VI
21 Qui argent porte a Roume asseiz tost prouvende a :
22 Hon ne la done mie si com Diex coumanda.
23 Hon seit bien dire a Roume : « Si voilles impetrar, [da] ;
24 Et si ne voilles dare, endas la voie, endas[2] ! »
  VII
25 France, qui de franchise[3] est dite par droit non,
26 At perdu de franchise le loz et le renon.
27 Il n’i a mais nul franc, ne prelat ne baron,
28 En citei ne en vile ne en religion.
  VIII
29 Au tans que li Fransois vivoient en franchise,
30 Fut par aux mainte terre gaaingnie et conquise,
31 Si faisoient li roi dou tout a lor devise,
32 Car hom prioit por aux de cuer en sainte Eglize.
  IX
33 Ainz, puis que nostre Sires forma le premier houme
34 Ne puis que notre peires Adam manja la poume,
35 Ne fu mainz Diex douteiz / desouz la loi de Roume. f. 46 r°1
36 De la vient touz li maux qui les vertuz asoume.
  X
37 Ainz, puis que li dizimes fut pris en sainte Eglize[4],
38 Ne fit li rois de France riens qu’il eüst emprise :
39 Damiete ne Tunes ne Puille n’en fut prise,
40 Ne n’en prist Aragon[5] li rois de Saint Denize[6].
  XI
41 Por quoi ne prent la pape dizime en Alemaigne,
42 En Gascoigne, en Baviere, en Frise ou en Sardaigne ?
43 Il n’i a chardenaul, tant haut l’espee saigne,
44 Qui l’alast querre la por estre rois d’Espaigne[7].
  XII
45 Des prelaz vos dirons, mais qu’il ne vos anuit.
46 Diex lor a coumandei vellier et jor et nuit
47 Et restraindre lor rains et porteir fuelle et fruit
48 Et lumiere[s] ardans[8]. Mais ne sunt pas teil tuit.
  XIII
49 J’ai grant piece pancei a ces doyens ruraux[9],
50 Car je cuidai trouveir aucun preudome en aux.
51 Mais il n’a si preudoume juques en Roncevaux,
52 C’il devenoit doiens, qu’il ne devenist maux.
  XIV
53 Chenoine seculeir mainnent trop bone vie : f. 46 r°2
54 Chacun a son hosteil, son leu et sa mainie,
55 Et s’en i a de teiz qui ont grant seignorie,
56 Qui pou font por amis et asseiz por amie.
  XV
57 Cil qui doivent les vices blameir et laidengier,
58 Qui sunt prestre curei, i sueffrent moult dongier,
59 Et s’en i at de teiz qui par sont si legier
60 Que l’evesques puet dire : « Je fas do lou bergier. »
  XVI
61 Covoitize, qui fait les avocas mentir
62 Et les droiz bestorneir et les tors consentir,
63 Bien les tient en prison, ne les lait repentir
64 Devant qu’ele lor face le feu d’enfer sentir.
  XVII
65 Nos avons .II. prevoz, qui font toz laiz de cors,
66 Car il traient a causes et les droiz et les tors.
67 Se droiz fust soutenuz et li tors estoit tors,
68 Teiz chevauche a lorain qui troteroit en cors[10].
  XVIII
69 Des biens de sainte Eglise ce complaint Jhesucriz
70 Que hon met en joiaux et en veir et en gris,
71 S’en traïnent les coes et Margoz et Biatrix,
72 Et li membre Dieu sunt povre, nu et despris.
  XIX
73 Molt volentiers queïsse une religion
74 Ou je m’arme sauvasse par bone entencion.
75 Mais tant voi en pluseurs envie, elacion,
76 Qu’i ne tiennent de l’ordre fors l’abit et le non.
  XX
77 Qui en religion wet sauvement venir,
78 .III. chozes li covient et voeir et tenir :
79 C’est cha[s]tei, povretei et de cuer obeïr.
80 Mais hom voit en trestous le contraire avenir. f. 46 v°1
  XXI
81 En l’ordre des noirs moinnes sunt a ce atournei :
82 Il soloient Dieu querre, mais il sunt retournei,
83 Ne Diex n’en trueve nuns, car il sunt destournei
84 En l’ordre saint Benoit c’on dit le Bestournei[11].
  XXII
85 De ciaux de Preimoutrei[12] me couvient dire voir :
86 Bien sunt par dehors blanc, et par dedens sunt noir.
87 Orgueulz et Couvoitize les seit bien desouvoir.
88 C’il fussent par tout blanc, il feïssent savoir.
  XXIII
89 L’ordre de Citiaux taing a boenne et bien seant
90 Et si croi que il soient preudome et bien creant.
91 Mais de tant me desplaisent que il sunt marcheant
92 Et de charitei faire deviennent recreant[13].
  XXIV
93 En l’ordre des chanoines c’om dit saint Augustin
94 Il vivent en plantei sens noise et sens hustin.
95 De Jhesu lor souvaingne au soir et au matin :
96 La chars soeif norrie trait a l’arme venin.
  XXV
97 Cordelier, Jacobin sont gent de bon afaire.
98 Il deïssent asseiz, mais il les covient taire, f. 46 v°2
99 Car li prelat ne welent qu’il dient nul contraire
100 A ce que il ont fait n’a ce qu’il welent faire.
  XXVI
101 Cordelier, Jacobin font granz afflictions
102 Si dient car il sueffrent mout tribulacions.
103 Mais il ont des riche boumes les executions,
104 Dont il sunt bien fondei et en font granz maisons.
  XXVII
105 Les blanches et les noires et les grizes nonnains
106 Sunt souvent pelerines a saintes et a sains.
107 Ce Diex lor en seit grei, je n’en sui pas certains :
108 C’eles fuissent bien sages, eles alassent mains.
  XXVIII
109 Quant ces nonnains s’en vont par le pays esbatre,
110 Les unes a Paris, les autres a Monmartre,
111 Teiz fois en moinne hom deulz c’on en ramainne quatre,
112 Car s’on en perdoit une, il les couvanroit batre.
  XXIX
113 Or priz je en la fin au Seigneur qui ne ment
114 Qu’il consaut touz preudoumes et touz picheurs amant
115 Et nos doint en cest siecle vivre si saintement
116 Qu’aienz boenne sentance pour nous au Jugement.
   
  Amen. Explicit.
   
   
Manuscrits : Version brève : C, f. 45 v° ; G, f. 137 v°. Version longue : D, f. 102 r° ; E, f. 14 v° ; F, f. 524 v°. Texte de C. On ne signale ici que les leçons de ce manuscrit qui ont donné lieu à des corrections.
 
23. da mq. - 30. conquesteie et gaingnie - 39. ne Puille ne Tunes - 48. lumiere ardans - 49. d. curaux - 70. vars - 72. li maitre D. - 77. sainnement - 79. chatei - 81. s. asseiz aceiz a. - 93. Et en l’ordre des moinnes
 

[1] Dans la Chanson d’Aspremont, Agolant est un roi sarrasin. Son fils Aumon est vaincu par Roland. Cf. Dit de Pouille 23.

[2] Le poète fait parler les Romains de la cour pontificale dans un sabir italien coloré de latin.

[3] Franchise, on le sait, signifie noblesse et franc, noble. Il est nécessaire de conserver ces mots dans la traduction pour que le rapport avec le nom de la France apparaisse.

[4] En 1283, le pape avait autorisé une nouvelle fois le roi de France, en vue de la guerre de Sicile, à prélever sa dîme sur celles perçues par l’Eglise.

[5] Allusion à l’échec de Philippe III le Hardi dans son effort pour reprendre au roi Pierre III d’Aragon la Sicile et les Pouilles, d’où avait été chassé son oncle le roi Charles Ier. La mention de Damiette et de Tunis fait évidemment référence aux deux croisades menées par saint Louis.

[6] Le roi de France, dont on sait les liens avec l’abbaye de Saint-Denis et qui était accompagné au combat de l’oriflamme de saint Denis.

[7] Allusion à l’attitude belliqueuse dans l’affaire de Sicile du légat du pape, le cardinal Cholet.

[8] Condensé de plusieurs citations de l’Ecriture : Matth. 24, 42-43 (cf. Luc 12, 39-40) ; Isaïe 11, 5 ; Matth. 7, 17 ; Matth. 5, 14-15 (cf. Marc 4, 21, Lc 8, 16 et 11, 33).

[9] Les doyens ruraux étaient chargés de l’inspection des curés de campagne.

[10] Voir F.-B. I, 406. Dans le texte de D, E, F, il ne s’agit pas de deux « prévôts », mais de deux « pronoms », meum et tuum.

[11] Les moines noirs sont les Bénédictins. Le fait qu’ils aient, selon le poète, tourné à l’envers la règle de saint Benoît entraîne la plaisanterie du v. 84 : il y avait à Paris une église consacrée à saint Benoît que l’on appelait Saint-Benoît-le-Bétourné (l’inversé) parce que le chœur était orienté vers l’Ouest et la façade vers l’Est, contrairement à la règle.

[12] L’Ordre de Prémontré était un ordre de chanoines réguliers fondé par saint Norbert au début du XIIe siècle.

[13] Allusion à la richesse des Cisterciens, née du succès de leurs exploitations rurales.

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