Michel Zink, La complainte de Constantinople
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, texte établi, traduit, annoté et présenté avec variantes par Michel Zink,
  M. Zink, 1990 : Paris, Garnier, vol. 1, pp. 356-366.
   
  CI ENCOUMENCE LA COMPLAINTE DE COUSTANTINOBLE
   
  I
1 Sopirant pour l’umain linage
2 Et pencis au crueil damage
3 Qui de jour en jour i avient,
4 Vos wel descovrir mon corage,
5 Que ne sai autre laborage[1] :
6 Dou plus parfont do[u] cuer me vient.
7 Je sai bien et bien m’en souvient
8 Que tout a avenir covient
9 Quanc’ont dit li prophete sage.
10 Or porroit estre, se devient,
11 Que la foi qui feble devient
12 Porroit changier nostre langage[2].
  II
13 Nos en sons bien entrei en voie. f. 13 v° 1
14 N’i at si fol qui ne le voie,
15 Quant Coustantinoble est perdue
16 Et la Moree se ravoie
17 A recevoir teile escorfroie[3]
18 Dont sainte Eglize est esperdue,
19 Qu’en cors at petit d’atendue
20 Quant il at la teste fendue.
21 [Je ne sai que plus vous diroie : ]
22 Se Jhesucriz n’i fait aïue
23 A la Sainte Terre absolue,
24 Bien li est esloigniee joie.
  III
25 D’autre part viennent li Tartaire
26 Que hom fera mais a tart taire,
27 C’om n’avoit cure d’aleir querre.
28 Diex gart Acre, Jaffes, Cezeire !
29 Autre secors ne lor puis feire,
30 Car je ne suis mais hom de guerre.
31 Ha ! Antioche, Sainte Terre,
32 Qui tant coutastes a conquerre
33 Ainz c’on vos peüst a nos trere[4] !
34 Qui des ciels cuide ovrir la serre,
35 Conment puet teil doleur sofferre ?
36 C’il at Dieu, c’iert donc par contrere.
  IV
37 Isle de Cret, Cosse, Sezile,
38 Chipre, douce terre et douce isle
39 Ou tuit avoient recovrance,
40 Quant vos seroiz en autrui pile,
41 Li rois tanra desa concile
42 Conment Ayoulz[5] s’en vint en France,
43 Et fera nueve remenance
44 A cex qui font nueve creance,
45 Novel Dieu et nueve Evangile[6],
46 Et laira semeir par doutance
47 Ypocrisie sa semance,
48 Qui est dame de ceste vile.
  V
49 Se le denier que hon at mie
50 En celx qu’a Diex ce font amis f. 13 v° 2
51 Fussent mis en la Terre Sainte,
52 Ele en eüst mains d’anemis
53 Et mains tost ce fust entremis
54 Cil qui l’a ja brisié et frainte.
55 Mais trop a tart en fais la plainte,
56 Qu’ele est ja si forment empainte
57 Que ces pooirs n’est mais demis.
58 De legier sera mais atainte
59 Quant sa lumiere est ja etainte
60 Et sa cire devient remis.
  VI
61 De la Terre Dieu qui empire,
62 Sire Diex, que porront or dire
63 Li rois et li cuens de Poitiers[7] ?
64 Diex resueffre novel martyre.
65 Or faissent large cemetyre
66 Cil d’Acre, qu’il lor est mestiers.
67 Touz est plains d’erbe li santiers
68 C’om suet batre si volentiers
69 Por offrir s’arme en leu de cyre[8].
70 Et Diex n’a mais nuns cuers entiers
71 Ne la terre n’a uns rentiers,
72 Ansois se torne a desconfire.
  VII
73 Jherusalem, ahi ! haï !
74 Com t’a blecié et esbahi
75 Vainne Gloire qui toz maux brace !
76 Et cil qui ceront envaÿ,
77 Si cherront lai ou cil chaÿ
78 Qui par orguel perdi sa grace[9].
79 Or dou foïr ! La mort les chace,
80 Qui lor fera de pié eschace[10].
81 Tart crieront : « Trahi ! Trahi ! »,
82 Qu’ele a ja entesei sa mace,
83 Ne jusqu’au ferir ne menace :
84 Lors harra Diex qui le haÿ.
  VIII
85 Or est en tribulacion f. 14 r° 1
86 La Terre de Promission,
87 A pou de gent, toute esbahie.
88 Sire Diex, porquoi l’oblion,
89 Quant por notre redemption
90 I fu la chars de Dieu trahie ?
91 Hom lor envoia en aïe
92 Une gent despite et haïe,
93 Et ce fut lor destrucion.
94 Dou roi durent avoir la vie :
95 Li rois ne l’a pas assouvie.
96 Or guerroient sa nacion[11].
  IX
97 Hom sermona por la croix prendre,
98 Que hom cuida paradix vendre
99 Et livreir de par l’apostole.
100 Hom pot bien le sermon entendre,
101 Mais a la croix ne vout nuns tendre
102 La main por pitouze parole.
103 Or nos deffent hon la quarole,
104 Que c’est ce que la terre afole :
105 Se nos welent li Frere aprendre.
106 Mais Fauceteiz qui partot vole,
107 Qui crestïens tient a escole,
108 Fera la Sainte Terre rendre.
  X
109 Que sont li denier devenu
110 Qu’entre Jacobins et Menuz
111 Ont receüz de testamens
112 De bougres por loiaux tenuz
113 Et d’uzeriers vielz et chenuz
114 Qui se muerent soudainnement[12],
115 Et de clers ausi faitement,
116 Dont il ont grant aünement,
117 Dont li oz Dieu fust maintenuz ?
118 Mais il en font tot autrement,
119 Qu’il en font lor granz fondemenz,
120 Et Diex remaint la outre nuz. f. 14 r° 2
  XI
121 De Grece vint chevalerie
122 Premierement d’anceserie,
123 Si vint en France et en Bretaingne.
124 Grant piece i at estei chierie[13].
125 Or est a mesnie escherie,
126 Que nuns n’est teiz qu’il la retaingne.
127 Mort sunt Ogiers[14] et Charlemainne.
128 Or s’en vont, que plus n’i remaingne.
129 Loyauteiz est morte et perie :
130 C’estoit sa monjoie et s’ensaingne,
131 C’estoit sa dame et sa compaingne,
132 Et sa maistre habergerie.
  XII
133 Coument amera sainte Eglize
134 Qui ceux n’ainme par c’on la prize ?
135 Je ne voi pas en queil meniere.
136 Li rois ne fait droit ne justize
137 A chevaliers, ainz les desprize
138 (Et ce sunt cil par qu’ele est chiere),
139 Fors tant qu’en prison fort et fiere
140 Met l’un avant et l’autre arriere,
141 Ja tant n’iert hauz hom a devise.
142 En leu de Nainmon de Baviere[15]
143 Tient li rois une gens doubliere
144 Vestuz de robe blanche et grise[16].
  XIII
145 Tant fas je bien savoir le roi,
146 S’en France sorsist .I. desroi,
147 Terre ne fu si orfeline,
148 Que les armes et le conroi
149 Et le consoil et tout l’erroi
150 Laissast hon sor la gent devine[17].
151 Lors si veïst hon biau couvine
152 De cex qui France ont en saisine,
153 Ou il n’a mesure ne roi !
154 S’ou savoient gent tartarine,
155 Ja por paor de la marine f. 14 v° 1
156 Ne laisseroient cest aroi.
  XIV
157 Li rois, qui païens asseüre,
158 Pence bien ceste encloeüre.
159 Por ce tient il si prés son regne.
160 Teiz at alei simple aleüre
161 Qui tost li iroit l’ambleüre
162 Seur le destrier a lasche regne[18].
163 Corte folië est plus seigne
164 Que longue de fol consoil pleigne[19].
165 Or se teigne en sa teneüre.
166 S’outremer n’eüst fait estreigne
167 De li, miex en’vausist li reignes,
168 C’en fust la terre plus seüre.
  XV
169 Messires Joffrois de Sergines[20],
170 Je ne voi par desa nul signes
171 Que hon orendroit vos secore.
172 Li cheval ont mal enz eschines
173 Et li riche home en lor poitrines.
174 Que fait Diex que nes paraqueure ?
175 Ancor vanra tot a tenz l’eure
176 Que li maufei noir comme meure
177 Les tanront en lor decepline.
178 Lors auront il non Chantepleure[21],
179 Et senz secours lor corront seure
180 Qui lor liront longues matines.
   
  Explicit.
   
   
Manuscrits : A, f. 325 r° ; C, f. 13 r°. Texte de C.
 
Titre : A La complainte de Constantinoble - 7. A bien m’en s., C bien s. - 11. A la loi - 16. C sa r. - 18. C est perdue - 21. C mq. - 24. A ert - 68. A soloit b. v. - 77. A Et c. - 95. C pas a sa vie - 133-144. A mq. - 153. C m. nesroi - 164. C Que langue de f. c. - 178. A Cels apeleront C. - 179. A sanz sejor - A Explicit la complainte de Constantinoble.
 

[1] Cf. v. 30-1 et Mariage 98, Mensonge 7-11, Sainte Église 4.

[2] Les propos inscouciants pourraient se changer en langage de douleur. Cf. Matth. 24, 12.

[3] Le mot escorfroie est apparemment un hapax. Les traductions proposées par Godefroy (« attaque violente ») et par T. -L. (« Spalt, Riss, Schnitt ») sont de pures conjectures au vu du contexte et ne reposent sur rien. F.-B. exclut catégoriquement toute relation entre ce mot et escofroie, « anus, cloaque de l’oiseau », attesté dans le Livre du Roi Modus et de la Reine Ratio (90, 93-94). Il est permis d’être d’un avis différent. Leo Spitzer (Romania 68, 374) tend à rapprocher escorfroie d’escorfaut, qui chez Molinet signifie « arabe, sarrasin, moricaud », et proposerait pour ce mot le sens de « hérésie, collectivité des hérétiques ». Ce rapprochement est confirmé par la chanson de geste Maugis d’Aigremont dans laquelle le géant païen Escorfaut a une fille nommée Escorfroie. Mais ne suppose-t-il pas un calembour injurieux jouant sur le sens attesté d’escofroie ? Ce serait une façon de traiter les sarrasins de « cloaques d’oiseau », autrement dit de trous du... . Si on a renoncé à employer dans la traduction cette expression vigoureuse, c’est parce qu’elle est en français moderne d’un registre trop vulgaire pour le ton général du poème. Il semble bien qu’Albert Henry (Chrestomathie, n ° 136) penche vers cette interprétation. Son commentaire (t. II, p. 73) ne suggère le rapprochement que sous la forme d’une interrogation, mais son glossaire (ibid., p. 124) propose comme traductions, certes toujours avec un point d’interrogation, « engeance, ordure ( ? ) ».

[4] Souvenir de la première croisade, conservé en particulier dans la Chanson d’Antioche.

[5] Le héros de la chanson de geste d’Aioul, venu tout jeune et en pauvre équipage obtenir de Louis le Pieux justice pour son père Elie, finit par sauver la France. L’allusion est obscure. Peut-être faut-il y voir une comparaison ironique avec les Frères qui, pauvres et modestes à leurs débuts, sont maintenant puissants et se prétendent indispensables.

[6] Allusion à l’Evangile éternel du franciscain Gérard de Borgo San Donnino. Cf. Dit de sainte Église 39.

[7] Alphonse, comte de Poitiers et de Toulouse, frère de saint Louis. Cf. Complainte du comte de Poitiers et Complainte Rutebeuf 158-165.

[8] Cf. Complainte du comte Eudes de Nevers 127-8. Voir aussi Voie d’Humilité 758-9.

[9] Lucifer, l’ange rebelle.

[10] Cf. Disputaison du croisé et du décroisé 181.

[11] Il s’agit vraisemblabement de condamnés qui pouvaient se libérer de leur peine par un séjour en Terre Sainte. Saint Louis semble avoir été particulièrement favorable à cette pratique. Cf. F.-B. I, 423.

[12] Même accusation portée contre les Frères, et beaucoup plus longuement développée, dans le Dit des règles 19-64 et 106-124.

[13] Résumé de la théorie bien connue, fondée sur celle de la succession des empires exposée par Orose, de la translatio imperii et studii de Grèce à Rome, puis en France. Cf. Chrétien de Troyes, Cligès 28-42.

[14] Ogier le Danois, héros de chansons de geste.

[15] Le duc Naimes, conseiller de Charlemagne dans les chansons de geste.

[16] Les Jacobins, dont le froc est noir et blanc, et les Franciscains, dont le froc était gris.

[17] Cf. Renart le Bestourné 84-103.

[18] Cf. Renart le Bestourné 5.

[19] Morawski 1256 : « Miez vault corte folie que longue ».

[20] Cf. Complainte de Monseigneur Geoffroy de Sergines.

[21] « Chantepleure » est le sobriquet de ceux qui pleurent après avoir chanté. Les exemples en sont nombreux. Cf. De Monseigneur Ancel de L’Isle 40.

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