Michel Zink, Le dit des règles
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, texte établi, traduit, annoté et présenté avec variantes par Michel Zink,
  M. Zink, 1990 : Paris, Garnier, vol. 1, pp. 160-168.
   
  C’EST LI DIZ DES REGLES
   
1 Puis qu’il covient veritei taire,
2 De parleir n’ai ge plus que faire.
3 Veritei ai dite en mainz leuz :
4 Or est li dires perilleuz
5 A ceux qui n’aiment veritei,
6 Qui ont mis en autoritei
7 Teuz chozes que metre n’i doivent.
8 Ausi nos prennent et desoivent
9 Com li werpyz fait les oiziaux.
10 Saveiz que fait li damoiziaus ?
11 En terre rouge se rooille,
12 Le mort fait et la sorde oreille,
13 Si viennent li oizel des nues,
14 Et il ainme mout lor venues,
15 Car il les ocist et afole.
16 Ausi vos di a briés parole :
17 Cil nos ont mort et afolei,
18 Qui paradix ont acolei.
19 A ceux le donent et delivrent
20 Qui les aboivrent et enyvrent
21 Et qui lor engraissent les pances
22 D’autrui chateil, d’autrui sustances[1],
23 Qui sunt, espoir, bougre parfait
24 Et par paroles et par fait,
25 Ou uzerier mal et divers
26 Dont on sautier nos dit li vers
27 Qu’il sont et dampnei et perdu[2].
28 Or ai le sens trop esperdu
29 S’autres paradix porroit estre
30 Que cil qui est le roi celestre,
31 Car a celui ont il failli,
32 Dont il sont mort et mal bailli.
33 Mais il croient ces ypocrites
34 Qui ont les enseignes escrites f. 7 v° 2
35 Einz vizages d’estre preudoume,
36 Et il sont teil com je les noume.
37        Ha ! las ! qui porroit Deu avoir
38 Aprés la mort por son avoir,
39 Boen feroit embleir et tollir.
40 Mais il les couvanrrat boulir
41 El puis d’enfer cens jai raeimbre.
42 Teil mort doit on douteir et creimbre.
43 Bien sont or mort et aweuglei,
44 Bien sont or fol et desjuglei,
45 S’ainsi ce cuident deslivreir.
46 Au moins cerat Diex au livreir
47 De paradix, qui que le vende.
48 Je ne cuit que sains Pierres rende
49 Oan les cleix de paradix,
50 Et il i metent .X. et dix
51 Cex qui vivent d’autrui chateil !
52 Ne l’ont or bien cist achatei ?
53 S’on at paradix por si pou,
54 je tieng por baretei saint Pou,
55 Et si tieng por fol et por nice
56 Saint Luc, saint Jaque de Galice,
57 Qui s’en firent martyrier,
58 Et saint Pierre crucefier.
59 Bien pert qu’il ne furent pas sage
60 Se paradix est d’avantage[3],
61 Et cil si rementi forment
62 Qui dist que poinne ne torment
63 Ne sont pas digne de la grace
64 Que Diex par sa pitié nos face.
65 Or aveiz la premiere riegle
66 De ceux qui ont guerpi le siecle.
67        La seconde vos dirai gié.
68 Nostre prelat sunt enragié,
69 Si sunt decretistre et devin.
70 Je di por voir, non pas devin : f. 8 r° 1
71 Qui por paour a mal s’aploie
72 Et a malfaitour se souploie
73 Et por amor verité laisse,
74 Qui a ces .II. chozes se plaisse,
75 Si maint bone vie en cest monde,
76 Qu’il at failli a la seconde.
77        Je vi jadiz, si com moi semble,
78 .XXIIII. prelaz encemble
79 Qui, par acort boen et leal
80 Et par consoil fin et feal,
81 Firent de l’Universitei,
82 Qui est en grant aversitei,
83 Et des Jacobins bone acorde[4].
84 Jacobin rompirent la corde.
85 Ne fut lors bien nostre creance
86 Et notre loi en grant balance,
87 Quant les prelaz de sainte Eglize
88 Desmentirent en iteil guize ?
89 N’orent il lors asseiz vescu
90 Quant on lor fist des bouches cul[5],
91 C’onques puis n’en firent clamour ?
92 Li preudoume de Sainte Amour,
93 Por ce qu’il sermonoit le voir
94 Et le disoit par estouvoir,
95 Firent tantost semondre a Roume.
96 Quant la cours le trova preudoume,
97 Sans mauvistié, sens vilain cas,
98 Sainte Esglise, qui teil clerc as,
99 Quant tu le leissas escillier,
100 Te peüz tu mieux avillier ?
101 Et fu banniz sens jugement.
102 Ou Cil qui a droit juge ment,
103 Ou ancor en prandra venjance.
104 Et si cuit bien que ja commance :
105 La fins dou siecle est mais prochienne.
106 Ancor est ceste gent si chienne, f. 8 r° 2
107 Quant .I. riche home vont entour,
108 Seigneur de chatel ou de tour,
109 Ou uzerier, ou clerc trop riche
110 (Qu’il ainment miex grant pain que miche),
111 Si sunt tuit seigneur de laiens.
112 Ja n’enterront clerc ne lai enz.
113 Qu’il nes truissent en la maison.
114 A ci granz seignors cens raison !
115        Quant maladie ces gent prent
116 Et conscience les reprent,
117 Et Anemis les haste fort,
118 Qui ja les vorroit troveir mors,
119 Lors si metent lor testament
120 Sor cele gent que Diex ament.
121 Puis qu’il sunt saisi et vestu,
122 La montance d’un seul festu
123 N’en donrront ja puis pour lor armes.
124 Ainsi requeut qui ainsi sarme.
125 Senz avoir curë ont l’avoir,
126 Et li cureiz n’en puet avoir,
127 S’a poinne non, dou pain por vivre
128 Ne acheteir .I. petit livre
129 Ou il puisse dire complies.
130 Et cil en ont pances emplies,
131 Et Bibles et sautiers glozeis,
132 Que hon voit graz et repozeis.
133 Nuns ne puet savoir lor couvaine.
134 Je n’en sai c’une seule vainne :
135 Il welent faire lor voloir,
136 Cui qu’en doie li cuers doloir.
137 Il ne lor chaut, mais qu’il lor plaise,
138 Qui qu’en ait poinne ne mesaise.
139        Quant chiez povre provoire viennent
140 (Ou pou sovent la voie tiennent
141 C’il n’i at riviere ou vignoble[6]),
142 Lors sont si cointe et sunt si noble f. 8 v° 1
143 Qu’il semble que se soient roi.
144 Or couvient pour eux grant aroi,
145 Dont li povres hom est en trape.
146 C’il devoit engagier sa chape,
147 Si couvient il autre viande
148 Que l’Escriture ne commande[7].
149 C’il ne sunt peü cens defaut,
150 Ce li prestre de ce defaut,
151 Il iert tenuz a mauvais home,
152 C’il valoit saint Peire de Rome.
153 Puis lor couvient laveir les jambes.
154 Or i at unes simples fames
155 Qui ont envelopeiz les couz
156 Et sont barbees comme couz[8],
157 Qu’a ces saintes gens vont entour,
158 Qu’eles cuident au premier tour
159 Tolir saint Peire sa baillie ;
160 Et riche fame est mau baillie
161 Qui n’est de teil corroie seinte[9].
162 Qui plus bele est, si est plus sainte.
163 Je ne di pas que plus en fascent,
164 Mais il cemble que pas nes hacent[10],
165 Et sains Bernars dit, ce me cemble :
166 « Converseit home et fame encemble
167 Sens plus ovrer selonc nature,
168 C’est vertuz si neste et si pure,
169 Ce tesmoigne bien li escriz,
170 Com dou Ladre fist Jhesucriz[11]. »
171 Or ne sai plus ci sus qu’entendre :
172 Je voi si l’un vers l’autre tendre
173 Qu’en .I. chaperon a .II. testes[12],
174 Et il ne sunt angre ne bestes.
175 Ami se font de sainte Eglyse
176 Por ce que en plus bele guise
177 Puissent sainte Eglise sozmetre.
178 Et por ce nos dit ci la letre : f. 8 v° 2
179 « Nule doleur n’est plus fervans
180 Qu’ele est de l’anemi servant[13]. »
181 Ne sai que plus briement vos die :
182 Trop sons en perilleuze vie.
   
  Explicit.
   
   
Manuscrits : A, f. 325 r° ; C, f. 7 v°. Texte de C.
 
Titre : A Des regles. - 11. A se toueille - 27. A sont ja d. - 32. A Dont en la fin sont m. - 33-36. A mq. - 37. A Qui porroit paradis a. - 71. A a mal se ploie - 88. A D. toz en tel g. - 125. A a. cureur ont - 171. A Or ne sai je ci sus qu’e. - A Expliciunt les regles.
 

[1] Voir Repentance 19-20, et aussi Pauvreté 7, Nouvelle complainte d’Outremer 281.

[2] En réalité le ps. 14, 4 place parmi les élus « celui qui n’a pas prêté son argent à usure », sans parler du sort des usuriers.

[3] Cf. Sainte Église 25-30. On trouve le raisonnement inverse appuyé sur les mêmes exemples dans un sermon français des alentours de 1280, dans lequel le prédicateur, sans doute un Dominicain, offre des indulgences à ceux qui feront des dons en faveur de l’œuvre pour laquelle il prêche (Bibi. Nat. Picardie 138, f. 131-8).

[4] Allusion à la composition du 1er mars 1256.

[5] Sur l’expression « faire des bouches cul », voir F.-B. I, 273. Il s’agit vraisemblablement d’un bruit inconvenant fait avec la bouche en signe de mépris pour l’adversaire.

[6] C’est-à-dire si le prêtre ne peut les fournir en poisson et en vin. Cette accusation, comme la plupart de celles que le poème formule contre les Frères et comme la plupart des citations invoquées à l’appui, a son correspondant dans le De Periculis et sera reprise dans les Collectiones.

[7] Lc. 10, 7-8.

[8] Il s’agit des Béguines et de leur guimpe froncée.

[9] Cf. Humilité 382.

[10] Le sujet pourrait aussi bien être les Béguines. Mais le v. 162 implique un jugement des Frères sur ces femmes qui les entourent. On peut donc comprendre qu’ils « ne font rien de plus » (v. 163) que juger la sainteté à l’aune de la beauté.

[11] Saint Bernard, sermon 65 sur le Cantique des Cantiques, § 4 : Cum femina semper esse et non cognoscere feminam, nonne plus est quam mortuum suscitare ? : « Etre sans cesse avec une femme et ne pas connaître la femme, n’est-ce pas plus difficile que de ressusciter un mort ? » (J. Leclercq et collab., Sancti Bernardi Opera II, Rome, 1958, p. 175). On retrouve cette citation, sans doute fournie à Rutebeuf par son commanditaire Gérard d’Abbeville, dans les Collectiones.

[12] L’image est reprise, également à propos des relations entre les Béguines et les Frères, par Jean de Meun, Roman de la Rose 12033-4. Voir aussi, un peu plus tard (1311), Baudouin de Condé, Combat de saint Pol contre les Carmois, v. 94-100 (Scheler, 1866, p. 242).

[13] Boèce, De Consolatione Philosophiae 3, 5.

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