Achille Jubinal, De la Damme qui fist trois tours entour le Moustier
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 2, pp. 105-112.
   
  De la Damme qui fist trois tours entour le Moustier
  Ou ci encoumence
  De la Dame qui ala .iij. fois entor le Moutier[1].
  Mss. 7218, 7633, 7615.
   
1 Qui fame voudroit decevoir,
2 Je li faz bien apercevoir
3 Qu’avant decevroit l’anemi,
4 Le déable, à champ arami.
5 Cil qui fame viaut juſticier,
6 Chaſcun jor la puet combriſier,
7 Et lendemain r’eſt tote ſaine
8 Par reſouffrir autre tel paine ;
9 Mès quant fame a fol débonère,
10 Et ele a riens de lui afère,
11 Ele li diſt tant de bellues,
12 De truffes & de fanfelues,
13 Qu’ele li fet à force entendre
14 Que le ciel ſera demain cendre :
15 Iſſi gaaingne la querele.
16 Je l’dis par une damoiſele
17 Qui ert fame à .i. eſcuier,
18 Ne ſai chartrain ou berruier.
19 La damoiſele, c’eſt la voire,
20 Eſtoit amie à un provoire.
21 Mult l’amoit cil & ele lui,
22 Et ci ne leſſaſt por nului
23 Qu’ele ne féiſt ſon voloir,
24 Cui qu’en déuſt le cuer doloir.
25 Un jor, au partir de l’égliſe,
26 Ot li preſtres fet ſon ſerviſe :
27 Ses veſtemenz leſt à ploier,
28 Et ſi vet la dame proier
29 Que le ſoir en un boſchet viengne :
30 Parler li veut d’une beſoingne
31 Où je cuit que pou conquerroie
32 Se la beſoigne vous nommoie.
33 La dame reſpondi au preſtre :
34 « Sire, vez me ci toute preſte,
35 C’or eſt-il poins & ſaiſon :
36 Auſi n’eſt pas cil en maiſon. »
   
37 Or avoit en cele aventure,
38 Sans plus itant de meſpreſure,
39 Que les maiſons n’eſtoient pas
40 L’une lez l’autre à quatre pas ;
41 Ains i avoit, dont mult lor poiſe,
42 Le tiers d’une liue franchoiſe.
43 Chaſcune ert en un eſpinois
44 Com ces maiſons de Gaſtinois ;
45 Mès li bochez que je vous nome
46 Eſtoit à ce vaillant preudomme
47 Qu’à ſaint Ernoul doit la chandoile
48 Le ſoir, qu’il ot jà mainte eſtoile
49 Parant el ciel, ſi com moi ſamble,
50 Li preſtres de ſa maiſon ſ’amble,
51 Et ſe vint el boſchet ſéoir
52 Por ce c’on ne l’ puisse véoir.
53 Mès à la dame méſavint,
54 Que ſire Ernous ſes mariz vint
55 Toz moilliez[2] & toz engelez ;
56 Ne ſai dont où il ert alez ;
57 Por ce remanoir là covint :
58 De ſon provoire li ſovint.
59 Si ſe haſte d’appareillier
60 Ne le vout pas ſaire veillier :
61 Por ce n’i ot .v.[3] mès ne .iiij.
62 Après mengier petit eſbattre
63 Le leſſa, bien le vos puis dire.
64 Souvent li a dit : « Biaus dou ſire
65 Alez géſir, ſi ferez bien.
66 Veillier griève ſor toute rien
67 A homme quant il eſt laſſez :
68 Vous avez chevauchié aſſez. »
69 D’aler géſir tant li reprouche
70 Por pou le morcel en la bouche
71 Ne fait celui aler géſir,
72 Tant a d’eſchaper grant déſir.
73 Li bons eſcuier i ala,
74 Qui ſa damoiſele apela,
75 Por ce que mult la priſe & aime.
76 — « Sire, fet-elle, il me faut traime
77 A une toile que je fais,
78 Et ſi m’en faut encor grant fais
79 Dont je ne me ſoi garde prendre,
80 Et je n’en truis nès point à vendre ;
81 Par Dieu, ſi ne ſai que j’en ſace. »
82 — « Au déable ſoit tel filace,
83 Fet li vallés[4], comme la voſtre !
84 Foi que je doi ſaint Pol l’apoſtre,
85 Je voudroie qu’el fuſt en Saine[5]. »
86 Atant ſe couche, ſi ſe ſaine,
87 Et cele ſe part de la chambre.
88 Petit ſéjornèrent ſi membre
89 Tant qu’el vint là où cil l’atent :
90 Li uns les bras à l’autre tent.
91 Iluec furent à grant déduit,
92 Tant qu’il ſu près de mienuit.
   
93 Du premier ſomme cil ſ’eſveille,
94 Mès mult li vient à grant merveille
95 Quant il ne ſent lez lui ſa fame.
96 — « Chamberière, où eſt voſtre dame ? »
97 — « Ele eſt là fors, en cele vile,
98 Chiés ſa comère, où ele file. »
99 Quant cil oï que là fors ière,
100 Voirs eſt qu’il fiſt mult laide chière.
101 Son ſercot veſt, ſi ſe leva,
102 Sa damoiſele querre va.
103 Chiés ſa comère la demande.
104 Ne trueve qui raiſon l’en rande,
105 Qu’ele n’i avoit eſté mie.
106 Ez-vous celui en frénéſie !
   
107 Par delez cels qu’el boſchet furent
108 Ala & vint (cil ne ſe murent),
109 Et quant il fu outre paſſez :
110 « Sire, fet-ele, or eſt aſſez ;
111 Or covient-il que je m’en aille :
112 Vous orrez jà noiſe & bataille. »
113 Fait li preſtres : « Ice me tue
114 Que vous ſerez jà trop batue :
115 Onques de moi ne vous ſoviengne. »
116 — « Dant preſtres, de vous vous coviengne, »
117 Diſt la damoiſele en riant.
118 Que vous iroie controuvant ?
119 Chaſcuns ſ’en vint à ſon repère.
120 Cil qui ſe jut ne ſe pot tère :
121 « Dame orde, viex pute provée,
122 Vous ſoiez, or la mal trovée !
123 Diſt li eſcuiers. Dont venez ?
124 Bien pert que pour fol me tenez. »
125 Cele ſe tut & cil ſ’eſfroie :
126 « Voiz por le ſanc & por le foie,
127 Por la froiſſure, por la teſte,
128 Ele vient d’avec noſtre preſtre ! ».
129 Iſſi dit voir, & ſi ne l’ ſot ;
130 Cele ſe tut ſi ne diſt mot.
131 Quant cil ot qu’el ne ſe déſfent,
132 Par un petit d’iror ne fent.
133 Qu’il cuide bien en aventure
134 Avoir dit la vérité pure.
135 Mautalenz l’arguë & atiſe :
136 Sa fame a par les trèces priſe
137 Por le trenchier ſon coutel tret :
138 — « Sire, fet-ele por Dieu atret,
139 Or covient-il que je vous die ;
140 (Or orrez jà trop grant voiſdie) ;
141 J’amaſſe miex eſtre en la foſſe.
142 Voirs eſt que je ſui de vous groſſe :
143 Si m’enſeigna l’en à aler
144 Entor le mouſtier ſans parler
145 Iij. tors, dire trois patrenoſtres
146 En l’onor Dieu & ſes apoſtres ;
147 Une foſſe au talon féiſſe
148 Et par trois jorz i reveniſſe.
149 S’au tiers jorz ouvert le trovoie,
150 C’eſtoit .i. filz qu’avoir devoie,
151 Et ſ’il eſtoit clos, c’eſtoit fille.
152 Or ne revaut tout une bille,
153 Diſt la dame, quanques j’ai fet ;
154 Mès, par ſaint Jaque, il ert refet
155 Se vous tuer m’en deviiez. »
156 Atant ſ’eſt cil deſavoiez
157 De la voie où avoiez ière ;
158 Si parla en autre manière :
159 « Dame, diſt-il, je que ſavoie
160 Du voiage ne de la voie ?
161 Se je ſéuſſe ceſte choſe
162 Dont je à tort vous blaſme & choſe,
163 Je ſui cil qui mot n’en déiſſe,
164 Se je anuit de ceſt ſoir iſſe ! »
165 Atant ſe turent ; ſi font pés,
166 Que cil n’en doit parler jamès ;
167 De choſe que ſa fame face,
168 N’en orra noiſe ne menace.
169 Rustebuef diſt en ceſt fablel[6] :
170 Quant fame a fol, ſ’a ſon avel[7].
   
  Explicit de la Dame qui fist les .iij. tors entor le Moustier.
 

[1] Cette pièce a été imprimée par Barbazan. (Voy. l'édition de ses Fabliaux, donnée par Méon , t. III, page 30.) Daunou, dans son Discours sur l'état des lettres au XIIIe siècle, t. XVI de l'Histoire littéraire de la France, a dit avec raison à propos de ce fabliau :

« Quelques libres que soient ces contes, on se méprendrait fort si on les croyait dictés par un esprit irréligieux. C'est de la meilleure foi du monde que leurs auteurs associent le profane au sacré ; ils mêlent à leurs facéties et à leurs satires des témoignages non équivoques de leur croyance sincère. Il y a même des fabliaux consacrés spécialement à la dévotion…..  La Sainte-Vierge y joue presque toujours le principal rôle. »

Chénier avait dit avant Daunou :

« Des fabliaux assez nombreux roulent sur des sujets de dévotion, et dans plusieurs Notre-Dame joue un rôle considérable. Sa protection est regardée comme un infaillible moyen de se tirer d'affaire en ce monde et en l'autre ….. Les écrivains composaient de bonne foi ces pieuses nouvelles. C'est contre leur intention qu'elles sont ridicules ; mais il faut leur rendre une justice complète. Si leur zèle n’est pas selon la science, il est selon la bonté ; les saints, chez eux, sont constamment secourables, etc. »

Enfin, l'auteur de l'article sur Rutebeuf (t. XX de l'Hist. littér. de la France) dit, en parlant de ce fabliau : « Que l'on compare ce joli badinage à la grossière conclusion des Cent Nouvelles nouvelles, et l’on verra si le premier conteur n’est pas aussi le plus habile et le plus agréable des deux.»

[2] Ms. 7615. Var. Touz emplus.

[3] Ms. 7633. Var. .iij. mès ne quatre.

[4] Mss. 7615, 7633. Var. Di li eſcuiers.

[5] Ms. 7633. Var. Seinne.

[6] Ms. 7633. Var. flabel.

[7] Voyez, page 75 de mon recueil intitulé : Jongleurs et Trouvères, deux satires analogues contre les femmes.

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