Achille Jubinal, C’est le Dit d’Aristotle
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 2, pp. 93-97.
   
  C’est le Dit d’Aristotle[1].
  Ms. 7633.
   
1 Aristotles à Alixandre
2 Enſeigne & ſi li fait entendre,
3 En ſon livre verſié[2],
4 Enz el premier quaier lié3],
5 Coument il doit el ſiecle vivre,
6 Et Rutebues l’a trait dou livre.
7 De tes barons croi le conſoil :
8 « Ce te loz-je bien & conſoil,
9 Jà ſerf de .ij. langues n’ameir
10 Qu’il porte le miel & l’ameir ;
11 N’eſſaucier home que ne doies,
12 Et par cet example le voies
13 C’uns ruiſſiaux acréuz de pluie
14 Sort plus de roit & torne en fuie
15 Que ne fait l’iaue qui décourt.
16 Auſi fel eſſauciez en court.
17 Eſt plus crueuz & plus vilains
18 Que n’eſt ne cuens ne châtelains
19 Qui ſont riche d’anceſerie.
20 Si te prie, por ſainte Marie[4],
21 Se tu voiz home qui le vaille,
22 Garde qu’à ton bienfait ne faille ;
23 N’i prent jà garde à parentei :
24 C’om voit de teux à grant plantei
25 Qui ſont de bone gent eſtrait.
26 Dont on aſſeiz de mal retrait.
   
27 Jadiz ot en Egypte .i. roi
28 Sage, large, de gant effroi,
29 Liez & joians, haitiez & baux,
30 Et ces fiz fu povres ribaux,
31 Et conquiſt aſſeiz anemis.
32 Puis que nature en l’ome a mis
33 Sens & valour & cortoiſie,
34 Il eſt quites de vilonie.
35 Tex eſt li hons com il ſe fait :
36 I. homs ſon lignage refait
37 Et uns autres lou ſien depièce.
38 Je ne porroie croire à pièce
39 Que cil ne fu droiz gentiz home
40 Qui fauſetei & trahiſon
41 Heit & eſchive & honeur ainme,
42 Ou je ne ſai pas qui ſ’en claimme,
43 Jentil ne vilain autrement.
44 Or n’i a plus ; je te demant
45 En don que tu aïnmes preudoume,
46 Car de tout bien eſt-ce la ſome.
   
47 Hon puet bien reigneir une pièce
48 Par faucetei avant c’om chièce,
49 Et plus qui plus seit de barat ;
50 Mais il covient qu’il ſe barat
51 Li méiſmes, que qu’il i mète ;
52 Ne jamais n’uns ne ſ’entremète
53 De bareteir que il ne ſache
54 Que baraz li rendra la vache.
   
55 Se tu iez de querele juge,
56 Garde que tu ſi à droit juges
57 Que tu n’en faces à reprandre :
58 Juge le droit ſans l’autrui prandre.
59 Juges qui prent n’eſt pas jugerres,
60 Ainz eſt jugiez à eſtre lerres.
   
61 Et ſe il te covient doneir,
62 Je ne ti vuel plus ſarmoneir :
63 Au doneir dune en teil menière
64 Que miex vaille là bele chière
65 Que ſeras au doneir le don
66 Que li dons, car ce fait preudom[5].
   
67 Qui at les bones mours al cuer,
68 Les euvres monſtrent par defuer :
69 Seule nobleſce franche & ſage
70 Emplit de tout bien le corage
71 Dou preudoume loiaul & fin.
72 Ses biens li moinne à boenne fin
73 Au mauvaiz part ſa mauviſtiez,
74 Tout adès fait le deſhaitiez
75 Quant il voit preudoume venir,
76 Et ce ſi nos fait retenir
77 C’on doit connoiſtre boens & maus,
78 Et deſevreir les boens des faus.
79 Murs ne arme ne puet deſfendre.
80 Roi qu’à doneir ne vuet entendre ;
81 Rois n’at meſtier de forterreſce
82 Qui a le cuer plain de largeſce.
83 Hauz hom ne puet avoir nul vice
84 Qui tant li griet comme avarice :
85 A Dieu ce coument qu’il te gart.
86 Prent bien à ces chozes regart.
   
  Explicit li Dit d’Aristotes.
 

[1] Cette pièce, qui n'a été jusqu'ici imprimée nulle part, me semble tout simplement une espèce d'apologue que Rutebeuf adresse au roi pour l'exciter à la générosité, car il n'y est, pour ainsi dire, question que de l'urgence pour un prince de posséder cette qualité, que le poëte lui a déjà refusée ailleurs. Voyez la pièce de Renart le Beſtourné.

[2] Verſié pour verſifié.

[3] Le trouvère veut désigner ici le roman d'Alexandre, par Lambert li Cort, clerc de Chasteaudun ; et il en cite les premiers vers. Quant à la teneur générale de la pièce, dirigée contre les parvenus, elle pourrait renfermer une satire à l'adresse de Pierre de la Brosse et des autres courtisans déjà attaqués dans Renart le Bestourné. Ces allusions, aujourd'hui assez obscures, devaient être justes très-évidemment alors, car elles préparaient la catastrophe du ministre.

[4] Por sainte Marie est une singulière expression dans la bouche d'Aristote. Elle rappelle involontairement nos manuscrits des histoires romaines où les soldats sont représentés vêtus comme au XIVe siècle, et l'usage, qui a duré jusqu'à la Révolution, de représenter au théâtre les héros grecs en habits à la française

[5] On retrouve presque textuellement ces vers dans la Complainte de Geoffroy de Sargines.

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