Panorama des principales éditions des œuvres de Rutebeuf. |
Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première | |
fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 84-92. | |
De Maistre Guillaume de Saint-Amour, | |
Ou ci encoumence | |
Li Diz du Maître Guillaume de Saint-Amour, coument il fut escilliez[1]. | |
Mss. 7615, 7218, 7633. | |
1 | Oiez, prélat & prince & roi, |
2 | La deſreſon & le deſroi |
3 | C’on a fet à meſtre Guillaume[2] : |
4 | L’en l’a banni de ceſt roiaume ; |
5 | A tel tort[3] a ne morut mès hom. |
6 | Qui eſcille homme ſanz reſon, |
7 | Je di que Diex qui vit & règne |
8 | Le doit eſcillier de ſon règne. |
9 | Qui droit refuſe, guerre quiert ; |
10 | Et meſtre Guillaume requiert |
11 | Droit & reſon ſanz guerre avoir. |
12 | Prélat, je vous faz aſavoir |
13 | Que tuit en eſtes avillié. |
14 | Meſtre Guillaume ont eſcillié |
15 | Ou li rois ou li apoſtoles[4] : |
16 | Or, vous dirai à briez paroles |
17 | Que ſe l’apoſtoiles de Romme |
18 | Puet eſcillier d’autrui terre homme, |
19 | Li ſires n’a nient en ſa terre, |
20 | Qui la vérité veut enquerre. |
21 | Se li Rois dit en tel manière, |
22 | Qu’eſcillié l’ait par la prière |
23 | Qu’il ot de la pape Alixandre[5] , |
24 | Ci poez noves droit aprendre[6] ; |
25 | Mès je ne ſai comment a non, |
26 | Qu’il n’eſt en droit[7] ne en canon ; |
27 | Car rois ne ſe doit pas meſfère |
28 | Por choſe[8] c’on li ſache fère. |
29 | Se li Rois diſt qu’eſcillié l’ait, |
30 | Ci a tort & péchié & lait, |
31 | Qu’il n’afiert à roi ne à conte. |
32 | S’il entent que droiture monte, |
33 | Qu’il eſcille homme, c’on ne voie |
34 | Que par droit eſcillier le doie ; |
35 | Et ſe il autrement le fet, |
36 | Sachiez, de voir, qu’il ſe meſfet. |
37 | Se cil devant Dieu li demande, |
38 | Je ne reſpont pas de l’amande. |
39 | Li ſans Abel requiſt juſtiſe |
40 | Quant la perſone fu ociſe. |
41 | Por ce que vous véez à plain |
42 | Que je n’ai pas tort, ſi le plain ; |
43 | Et que ce ſoit ſanz jugement |
44 | Qu’il ſueffre ceſt eſcillement, |
45 | Je le vous monſtre à iex voians. |
46 | Ou droit eſt tors & voirs noians. |
47 | Bien avez oï la deſcorde[9] |
48 | (Ne covient pas que la recorde) |
49 | Qui a duré tant longuement |
50 | (.Vij. ans tos plains entirement) |
51 | Entre la gent Saint-Dominique |
52 | Et cels qui liſent de logique[10]. |
53 | Aſſez i ot pro & contra : |
54 | L’uns l’autre ſovent encontra, |
55 | Alant & venant à la cort. |
56 | Li droit aus clers furent la cort, |
57 | Quar cil i firent lor voloir, |
58 | Cui qu’en deuſt le cuer doloir, |
59 | D’eſcommenier & d’aſſaudre ; |
60 | Cui blez ne faut, ſovent guet maudre. |
61 | Li prélat ſorent cele guerre : |
62 | Si commencièrent à requerre |
63 | L’univerſité & les frères |
64 | Qui ſont de plus de .iiij. mères, |
65 | Qu’il lor leſſaiſſent la pais fère. |
66 | Et guerre ſi doit mult deſplère |
67 | A gent qui pais & foi fermonent |
68 | Et qui les bons examples donent, |
69 | Par parole & par fet enſamble. |
70 | Si comme à lor oevre me ſamble, |
71 | Il ſ’acordèrent à la pès, |
72 | Sanz commencier guerre jamès[11] : |
73 | Ce fu fiancié à tenir |
74 | Et ſeelé por ſouvenir. |
75 | Meſre Guillaume au roi vint, |
76 | Là où des gens ot plus de .xx. |
77 | Si diſt : « Sire, nous ſons en miſe |
78 | Par le dit & par la deviſe |
79 | Que li prélat deviſeront |
80 | Ne ſai ſe cil la briſeront. |
81 | Li rois jura : « En non de mi[12] ! |
82 | Il m’auront tout à anemi |
83 | S’ils la briſent ; ſachiez ſans faille : |
84 | Je n’ai cure de lor bataille ! » |
85 | Li meſtres parti du palais[13], |
86 | Où aſſez ot & clers & lais, |
87 | Sanz ce que puis ne meſféiſt ; |
88 | Ne la pais pas ne deſféiſt, |
89 | Si l’eſcilla ſanz plus véoir. |
90 | Doit cis eſcillemenz ſéoir ? |
91 | Nenil, qui à droit jugeroit, |
92 | Qui droiture & ſ’âme aimeroit. |
93 | S’or feſoit li rois une choſe |
94 | Que mettre Guillaume propoſe |
95 | A fère, voir ce que il conte, |
96 | Que l’oïſſent & roi & conte, |
97 | Et prince & prélat tout enſamble, [14] |
98 | S’il dit riens que vérité ſamble, |
99 | Se l’ face l’en, ou autrement |
100 | Mainte âme ira à dampnement ; |
101 | S’il dit choſe qui face à tère, |
102 | A enmurer ou à deſfère, |
103 | Mettre Guillaume du tout ſ’offre |
104 | Et otrie ſ’il ne ſe ſueffre. |
105 | Ne dites pas que ce requière |
106 | Por venir el roiaume arrière[15] ; |
107 | Mès ſ’il dit riéns qu’aus âmes vaille, |
108 | Quant il aura diſt ſi ſ’en aille ; |
109 | Et vous aiez ſor ſa requeſte |
110 | Conſcience pure & honeſte. |
111 | Et vous tuit qui le dit oez, |
112 | Quant Diex ſe monſterra cloez |
113 | Que c’ert au jor du grant juiſe, |
114 | Por lui demandera juſtiſe. |
115 | Et vous, ſor ce que je raconte, |
116 | Si en aurez paor & honte. |
117 | Endroit de moi vous puis-je dire, |
118 | Je ne redout pas le martire |
119 | De la mort, d’où qu’ele me viègne, |
120 | S’èle me vient por tel beſoingne[16]. |
Explicit de Mestre Guillaume de Saint-Amour. | |
[1] Cette pièce fut écrite, selon toute probabilité, en 1256 ou en 1257, et il y a en elle, selon moi, de la part de Rutebeuf, quelque chose du courage que La Fontaine déploya pour Fouquet.
[2] Guillaume de Saint-Amour est l’auteur du livre intitulé : Du Péril des derniers temps, qui fut condamné à Rome et qui lui valut d’être exilé de France. Plus tard, son retour à Paris fut un véritable triomphe, assez pareil à celui de Voltaire. Il mourut en 1270, selon les uns ; en 1272, selon les autres, ayant eu l’honneur d’avoir pour adversaires Albert-le-Grand, saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure, qui écrivirent contre lui divers traités. Toutefois, si ce que dit l’Histoire des controverses ecclésiastiques est vrai, la dernière des dates que nous venons de citer serait seule exacte. Voici, en effet, ce qu’écrit Ellies-du-Pin : « L’année de la mort de Guillaume de Saint-Amour n’a été marquée par aucun auteur ; mais son épitaphe, qui est dans l’église de Saint-Amour, dans le comté de Bourgogne, où il a été enterré, nous apprend qu’il mourut l’an 1272, et le livre obituaire de l’église de Mâcon, que c’est le 13 de septembre. »
M. Paulin Paris dit, en parlant de cet incident du XIIIe siècle : « Rutebeuf s’attacha, dans la mêlée, au drapeau de Guillaume de Saint-Amour, et telle fut l’ardeur de son zèle, qu’on ne peut guère s’empêcher de l’attribuer aux inspirations d’une amitié particulière. Des lors, Rutebeuf n’est plus un jongleur assez dépourvu de dignité pour concourir aux divertissements de la populace : c’est un vigoureux antagoniste des doctrines les plus respectées des hommes dont on tremblait le plus d’affronter la haine et la vengeance. »
On ne saurait aujourd’hui se faire une idée de l’importance du rôle que joua Guillaume de Saint-Amour à son époque. La Sorbonne, l’Université, la Cour, les Ordres et même la Cour de Rome, il occupa tout. Rappelons l’effet que produisit en France et à l’étranger, il y a quarante ans, le livre de M. de Lamennais sur l’Indifférence en matière de religion. Ce fut à peu près la même impression, non moins universelle, non moins profonde.
[3] Ms. 7615. Var. A tel mort.
[4] Une chose bien singulière, c’est que, dans la bulle du pape qui bannit Guillaume de Saint-Amour, il est dit que le roi lui-même avait demandé l’exil de ce docteur. Crevier (Histoire de l’Université) fait, sur ce point, les réflexions suivantes : « Si saint Louis, pour éloigner de ses États un docteur qui n’était pas même né son sujet, croyait avoir besoin de l’autorité du pape, il fallait, ce qui n’est pas probable, qu’il eût bien oublié la mesure et l’étendue de son pouvoir. D’un autre côté, si le fait n’était pas vrai, on aurait grand lieu de s’étonner que le pape en prît, en quelque ſaçon, le roi lui-même à témoin. Je laisse cette difficulté à examiner à d’autres. » On voit, par les vers de Rutebeuf, que du temps de saint Louis même on examinait déjà cette difficulté.
[5] Alexandre IV, élu en 1254, mort en 1261.
[6] Ms. 7615. Var. Entendre.
[7] Ms. 7633. Var. Loi.
[8] Mss. 7615, 7633. Var. Por prier.
[9] Voyez plus loin les pièces relatives aux ordres religieux et à l’Université.
[10] Je ne puis laisser passer ce mot sans l’accompagner d’une explication, qui me paraît fort importante. L’enseignement de la logique dans les écoles, opéré par suite de l’engouement du XIIe siècle pour Aristote, fut une chose bien fatale pour les études littéraires, et qui retarda leurs progrès. Auparavant, l’enseignement comprenait ce qu’on appelait les sept arts, savoir : la musique, la rhétorique, l’astronomie, l’arithmétique, la géométrie, la théologie et la grammaire. Dans cet ordre d’études, divisé en deux parties, dont l’une s’appelait trivium et l’autre quadrivium, rentrait la lecture des principaux auteurs de l’antiquité, et surtout d’Homère, de Virgile, de Cicéron. On peut s’en convaincre en parcourant les écrits d’Abeilard, de Jean de Salisbury, et surtout le Verbum abbreviatum de Pierre-le-Chantre. Il paraît même qu’on abusait quelquefois de cette érudition, puisque nous la retrouvons dans les sermons, et que Bernard de Chartres disait plaisamment, en faisant allusion à cette manie de citer les anciens auteurs, « que les savants de son temps étaient comme des nains montés sur les épaules de géants, afin de voir plus loin qu’eux au moyen de ces secours empruntés. » Mais du moment que la secte des cornificiens (ainsi nommée par allusion au poète Cornificius, qui critiqua Virgile) eut attaqué ce mode d’enseignement, on l’abandonna peu à peu, et au XIIIe siècle les sept arts étaient complétement délaissés par la logique ou philosophie. Je me trompe : on enseigna bien encore la grammaire, mais elle ne consista plus qu’à expliquer Priscien, grammairien du VIe siècle. Paris surtout se jeta à corps perdu dans ce mouvement, qui, joint à la théologie scolastique et aux disputes religieuses, fit reculer les belles-lettres à grands pas vers la barbarie. Heureusement que toutes les écoles du royaume n’approuvèrent pas ce changement. Les maîtres d’Orléans, entres autres, résistèrent, et développèrent même davantage l’étude de la grammaire. Il nous est resté de cette dissension un monument fort curieux : c’est le fabliau intitulé la Bataille des sept arts, dont Legrand d’Aussy a donné un aperçu dans le tome Ve des Notices de Mss., pages 496-512, et qu’on trouve tout entier dans la collection de Fabliaux que j’ai imprimée. (Paris, 2 vol.)
[11] Ceci est une allusion a l’accord que firent, en 1256, l’Université et les ordres, par l’entremise des prélats, dans un concile tenu à Paris et présidé par l’archevéqûe de Sens. Dans ce concile, on nomma pour arbitres quatre archevêques, savoir : Philippe de Bourges, Thomas de Reims, Henri de Sens, Eudes de Rouen. La sentence qu’ils portèrent sembla satisfaire tout le monde, excepté le pape, qui la cassa par trois bulles données coup sur coup, sans même prendre soin de la faire examiner.
[12] Dans la Complainte du conte de Poitiers, nous trouvons que le serment de ce prince était : « Par sainte Garie ! » Voici à présent celui de saint Louis. L’assertion de Rutebeuf est d’autant plus exacte, qu’elle est confirmée par le passage suivant des Chroniques de Saint-Denys : « Eſpéciaument le Roy ſe tenoit de jurer en quelque manière que ce fuſt ; & quand il juroit, ſi diſoit-il : Au nom de moy ; mais un frère mineur l’en repriſt, ſi s’en garda de tout en tout. » La chronique de Reims nous apprend également que le serment de Philippe-Auguste était : « Par la lance saint Fougues ! »
[13] On ne trouve nulle part, dans les chroniqueurs contemporains, mention de ces faits minutieux ; mais la visite de Guillaume de Saint-Amour au roi, ses paroles à ce prince, et celles que lui répondit Louis IX, n’ont rien que de vraisemblable.
[14] C’est peut-être pour éviter de voir accepter des propositions semblables, que Guillaume faisait probablement par écrit du fond de son exil, que le pape défendit, sous peine d’excommunication, qu’on reçût des lettres de ce docteur ou qu’on lui en adressât.
[15] Guillaume était alors retiré dans sa ville natale de Saint-Amour, province qui ne faisait point alors partie du royaume de France, mais qui avait ses comtes particuliers relevant de l’empire. Il ne rentra à Paris qu’en 1260.
[16] On voit que notre poëte était, du moins en paroles, un digne et ferme soutien des idées et des intérêts universitaires, et il me semble que la fermeté de ses derniers vers, qui ne manquent pas de courage, relèvent à la fois sa dignité et son caractère.