Panorama des principales éditions des œuvres de Rutebeuf. |
Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première | |
fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 22-25. | |
C’est la Paiz de Rutebues, | |
ou | |
La Priere Rutebuef | |
Mss. 7615, 7633. | |
1 | Mon boen ami Diex le mainteingne ! |
2 | Mais raiſons me montre & enſeingne |
3 | Qu’à Dieu face une teil prière ; |
4 | C’il eft moiens[1], que Diex l’i tiengne, |
5 | Que puis qu’en ſeignorie veingne |
6 | G’i per honeur & bele chière ! |
7 | Moiens & de bele menière |
8 | Et ſ’amors eſt ferme & entière |
9 | Et ceit bon grei qui le compeingne ; |
10 | Car com plus baſſe eſt la lumière, |
11 | Miex voit hon avant & arrière, |
12 | Et com plus hauce, plus eſloigne. |
13 | Quand li moiens devient granz ſires, |
14 | Lors vient flaters & naît meſdires ; |
15 | Qui plus en ſeit, plus a ſa grâce. |
16 | Lors eſt perduz joers & rires : |
17 | Ces roiaumes devient empires[2] |
18 | Et tuit enſuient une trace. |
19 | Li povre ami eſt en eſpace : |
20 | C’il vient à cort, chacuns l’en chace |
21 | Par gros moz ou par vitupires. |
22 | Li flatères de pute eſtrace[3] |
23 | Fait cui il vuet vuidier la place : |
24 | C’il vuet, li mieudres eſt li pires. |
25 | Riches hom qui flateour croit |
26 | Fait de légier[4] plus tort que droit, |
27 | Et de légier faut[5] à droiture |
28 | Quant de légier croit & meſcroit. |
29 | Fox eſt qui for ſ’amour acroit |
30 | Et ſages qui entour li dure. |
31 | Jamais jor ne metrai ma cure |
32 | En fère raiſon ne meſure |
33 | Se n’eſt por celui qui tot voit ; |
34 | Car ſ’amours eſt ferme & féure. |
35 | Sages eſt qu’en li ſ’aſéure : |
36 | Tuit li autre ſunt d’un endroit. |
37 | J’avoie un boen ami en France ; |
38 | Or l’ai perdu par meſchéance[6]. |
39 | De totes pars Diex me guerroie, |
40 | De totes pars pers-je chevance[7] : |
41 | Diex le m’atort à pénitance |
42 | Que par tanz cuit que pou i voie ; |
43 | De ſa veue r’ait-il joie |
44 | Auſi grant com je de la moie, |
45 | Qui m’a méu teil méſeſtance ; |
46 | Mais bien le ſache & ſi le croie : |
47 | J’aurai aſſeiz où que je ſoie, |
48 | Qui qu’en ait anui & pezance[8]. |
Explicit. |
[1] C’il efl moiens, s’il est dans une position qui ne soit ni trop haute ni trop basse.
[2] Nous retrouverons souvent dans notre poète ce jeu de mots entre pire, royaume et empire.
[3] Eſtrace, race, origine ; extractio.
[4] De légier, légèrement, facilement ; leviter.
[5] Faut, de faillir, manquer.
[6] Meſchéance veut dire à la fois méchanceté, accident, malheur. Dans quel sens Rutebeuf prend-il ce mot ? Veut-il faire entendre qu’on a détaché de lui un puissant protecteur, à force de calomnies, par exemple ? Veut-il dire que ce protecteur est mort ? Quel est ensuite cet ami auquel il fait allusion ? — En l’absence de trait plus caractéristique, il est assez difficile de le deviner. M. Paulin Paris a cependant risqué l’explication suivante : « S’il fallait absolument, a-t-il écrit, désigner quelqu’un, nous estimerions que les reproches du poëte allaient à l’adresse de Pierre de la Brosse, qui, du rang de simple barbier de saint Louis, était arrivé, sous Philippe-le-Hardi, au faîte de la roue de fortune ; mais il vaut mieux ne pas essayer de découvrir un secret que l’intention du poëte était de tenir à demi-voilé, même pour les contemporains. » Voir la publication que j’ai faite il y a quelques années du Jeu de Pierre de la Brosse qui dispute à Fortune pardevant Reson, comme écrit son auteur anonyme. Cette publication est aujourd’hui épuisée.
[7] Chevance, bien, possession ; du bas latin cabentia, chevancia. — La Fontaine s’est servi de ce mot lorsqu’il a dit :
. . . . . L’abondance
Verſe en leurs coffres la finance,
En leurs greniers le blé, dans leurs caves les vins :
Tout en crève. Comment ranger cette chevance ?
Fables, liv. VII, fab. 6.
[8] Pezance, poids, chagrin.