Panorama des principales éditions des œuvres de Rutebeuf. |
Œuvres complètes de Rutebeuf, J. Bastin & E. Faral, 1959-1960 : Paris, Picard, vol. 1, pp. 566-568. | |
C’est la paiz[1] de Rutebuef fol. 82 r° | |
I | |
1 | Mon boen ami, Dieus le mainteingne[2] ! |
2 | Mais raisons me montre et enseingne |
3 | Qu’a Dieu fasse une teil priere |
4 | S’il est moiens[3], que Dieus l’i tiengne ! |
5 | Que, puis qu’en seignorie veingne, |
6 | G’i per honeur et bele chiere[4]. |
7 | Moiens est de bele meniere |
8 | Et s’amors est ferme et entiere, |
9 | Et ceit bon grei qui le compeingnecompeingne, AO 9, ind. pr. 3 de compeingnier : accompagner. ; |
10 | Car com plus basse est la lumiere, |
11 | Mieus voit hon avant et arriere, |
12 | Et com plus hauce plus esloigne[5]. |
II | |
13 | Quant li moiens devient granz sires, |
14 | Lors vient flaters et nait mesdires : |
15 | Qui plus en[6] seit, plus a sa grace ; |
16 | Lors est perduz joers et rires, |
17 | Ses roiaumes[7] devient empiresempires, AO 17, ses roiaumes devient e. : tout va pour lui de mal en pis (jeu de mots). Cf. Tobler, Vermischte Beiträge, II, p. 198. |
18 | Et tuit ensuient uneun, une, AO 36, V 48, AS 283 : un même ; AO 18 : une même. tracetrace, AF 51, s. f., entrer en t. : suivre la piste (en parlant des chiens de chasse) — X 170 : moyen, solution — AO 18 : voie, piste.[8]. |
19 | Li povre amis est en espaceespace, E 91, AO 19, (être en) espace : être écarté, évincé — AE 69, 96, AU 510, H 152, (avoir) espace : possibilité, occasion. ; |
20 | S’il vient a cort, chacuns l’en chace fol. 82 v° |
21 | Par groz moz ou par vitupiresvitupires, AO 21 : injures.. |
22 | Li flateres de pute estrace |
23 | Fait cui il vuet vuidier la place : |
24 | S’il vuet, li mieudres est li pires. |
III | |
25 | Riches hom qui flateour croit |
26 | Fait de legierlegier (de), T 6, AD 18, U 58, J 3, K 12, AO 26, 27, 28 : facilement. plus tort que droit, |
27 | Et de legierlegier (de), T 6, AD 18, U 58, J 3, K 12, AO 26, 27, 28 : facilement. faut a droiture |
28 | Quant de legierlegier (de), T 6, AD 18, U 58, J 3, K 12, AO 26, 27, 28 : facilement. croit et mescroit : |
29 | Fos est qui sor s’amour acroit[9], |
30 | Et sages qui entour li dure. |
31 | Jamais jor ne metrai ma cure |
32 | En faire raison ne mesure[10], |
33 | Se n’est por Celui qui tot voit, |
34 | Car s’amours est ferme et seüre ; |
35 | Sages est qu’en li s’aseüre : |
36 | Tuit li autre sunt d’unun, une, AO 36, V 48, AS 283 : un même ; AO 18 : une même. endroit. |
IV | |
37 | J’avoie un boen ami en France, |
38 | Or l’ai perdu par mescheance ; |
39 | De totes pars Dieus me guerroie, |
40 | De totes pars pers je chevancechevance, AO 40, AM 61, AP 5, L 15 : moyens de vivre, subsistance. : |
41 | Dieus le m’atortatourneir (a), Z 38 : tourner vers, disposer vers — AC 98 atornei, p. p. m., AT 95 atornées, 627 atornée, p. p. f. : préparé(e) — AL 137, AO 41, m’atort a, subj. pr. 3 : me compte comme. a penitance[11] |
42 | Que par tanztens, T4, AE 177, tenz : temps, au sens de vie ; Y 32, son droit tenz : sa vie normale ; AD 82, a son tans : pendant sa vie ; AE 299 vendre de ci au tans : vendre à terme. Cf. R 130-134 ; AE 216 par tenz, AO 42 par tanz : à la longue. cuit que pou i voie ! |
43 | De sa veüe rait il joie[12] |
44 | Ausi grant com je de la moie |
45 | Qui m’a meü teil mesestancemesestance, A 59 : déplaisir ; AO 45 : affliction. ! |
46 | Mais bien le sache et si le croie : |
47 | J’avrai asseiz ou que je soie, |
48 | Qui qu’en ait anui et pezancepezance, AO 48 : chagrin.. |
Explicit. | |
Manuscrits : C, fol. 82 r° ; B, fol. 104 v°. |
Texte et graphie de C. Graphies normalisées : 4 Cil, 17 Ces, 20 C’il, 24 Cil, 33 Ce. |
Titre : B La priere Rutebuef — 1 B Mi b. a. d. les m. — 2 B raison — 6 B Je p. — 8 B s’amor — 9 B qui la c. — 12 B h. et esl. — 14 B mesdire — 17 B Li r. — 18 B ensiuent — 21 B utipire — 23 B qui y v. — 25 B qui de ligier c. — 28, 29, 30 B Trou dans le ms. Subsiste : Quant de legier croit t... droit Fox est qui sor s’am...oit Et sages qui entorl... — 34, 35 intervertis dans B — 34 B s’amor — 38 B mq. — 42 B t. croi que — 43 B Et de sa v. ait — 44 B c. j’ai de — 46 B M. b. sache il et bien m’en c. — 47 B aura — 48 B ait corrouz ne p. — B Explicit la priere Rutebuef. |
[1] Nous ne savons quel sens donner au mot paix dans le titre donné par le ms. C. Dans B, le mot priere, qui n’a guère de rapport avec l’idée centrale du poème, semble avoir été tiré du v. 3, où l’idée n’est qu’accessoire.
[2] La strophe I a un caractère général : l’auteur n’en viendra directement au fait que dans la strophe IV.
[3] moiens, « de moyen rang » (ici, parmi les grands). Sur cet emploi du mot, voir Tilander, Glanures lexicographiques (Skrifter utgivna av Kungl. humanistiska vetenskapssamfundet i Lund, XVI, 1932, p. 172).
[4] Le subjonctif veingne s’explique par l’idée d’éventualité ; et, la proposition prenant ainsi le caractère d’une conditionnelle, l’on passe au présent per du vers 6 par inconséquence dans l’emploi des modes et des temps. Cf. AQ 55 et variantes.
[5] esloigne, « s’éloigne » : par antithèse, mais peu exacte, avec les vers 10-11.
[6] en, « de flatterie et de médisance ».
[7] roiaumes, amené pour faire jeu de mots avec empires (cf. Z 131 et note), lui-même amené par la rime, n’implique pas nécessairement que le personnage dont parle l’auteur soit un roi (non plus que granz sires au vers 13).
[8] ensuient dans C, mais ensiuent dans B, cette dernière forme devant être authentique (cf. J 53, ensivre : livre). — une trace, « un même chemin ».
[9] « Folie que de faire crédit à ce seigneur versatile en comptant sur ses bons sentiments ; le sage, c’est le rival, qui s’arrange pour être constamment auprès du seigneur ».
[10] Termes de la langue commerciale, amenés par l’idée d’acroire du vers 29 : « livrer en justes quantité et mesure ». D’où au figuré, comme ici, « servir scrupuleusement ».
[11] 41-42. « Dieu veuille me compter comme pénitence le fait que bientôt, je crois, je n’y verrai plus guère. » Cf. AM 23-28, où l’auteur se plaint d’une affection qui l’a privé de son œil droit. C’était en 1262.
[12] 43-48. Contre le détracteur qui lui a nui dans l’esprit de son « ami ». « Puisse, lui aussi, avoir autant de plaisir avec sa vue que j’en ai avec la mienne celui qui m’a suscité une pareille infortune (la perte d’un ami) !.. »